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Edwige Mandrou
1 janvier 2009

La politique de l’autruche (hommage à Guy Debord) Jean-Luc Lupieri, Janvier 2009

La politique de l’autruche (hommage à Guy Debord)
Edwige Mandrou
Performance réalisée le 10 octobre 2008 à la Konsthallen de Göteborg (Suède)

Notre point de départ n’est certes pas de rendre compte par des mots ou des concepts appropriés d’une réalité dont toute trace, à vrai dire – qu’elle soit écrite ou filmée –,  demeure, par essence, éloignée de ce qui fut vécu et éprouvé au moment même de son exécution. De fait, ce que nous pourrons dire de cette performance qui, je crois, a constitué un des moments forts du festival Live Action de Göteborg, doit être entendu comme un témoignage de reconnaissance vis-à-vis d’une œuvre qui, comme tout hapax , se perpétue seulement à travers l’empreinte occasionnée chez ceux qui y participèrent.
Ceci étant dit et avant de pénétrer au cœur même de l’action, nous allons, en guise de jalon, opérer un bref détour sur l’intitulé de la performance car, après tout, que peut bien signifier aujourd’hui un hommage à Guy Debord ? Pour faire court, lorsqu’on se réfère à Guy Debord, c’est le plus souvent en référence à La société du spectacle. Cet ouvrage, dont la lecture n’est guère facilitée par une terminologie s’avérant parfois très hermétique, constitue une critique radicale du capitalisme dont le stade achevé est, selon l’auteur, celui du spectacle. En fait, derrière le spectacle se cache en réalité le règne de la marchandise et de sa fétichisation éhontée dans une société dont la consommation exponentielle représente toute l’essence : « Le monde à la fois présent et absent que le spectacle fait voir est le monde de la marchandise dominant tout ce qui est vécu. » Partant de là, on sait que le film homonyme réalisé par Guy Debord en 1973 est construit autour du principe d’un détournement systématique des images. Ce détournement vise à accomplir une inversion de l’illusion initiale afin de rétablir la vérité du mensonge dont les images sont les véhicules. Si hommage il y a, c’est donc qu’Edwige Mandrou s’inscrit à la fois dans la continuité situationniste de cette critique du fétichisme de la marchandise, mais aussi, qu’elle en utilise explicitement les armes.
Pour le premier point, la pratique même de la performance constitue un positionnement radical contre la production de marchandises – fussent-elles malencontreusement des œuvres d’art. Je renvoie ici le lecteur aux analyses de Karel Teige  qui dévoile dans quelle mesure le capital s’est approprié le monde de l’art et comment ce dernier sert désormais, avec parfois beaucoup d’obséquiosité, les desseins de son maître. Si la performance s’avère improductive en termes d’objet c’est bien que les performeurs refusent de participer au circuit dominant de la production, de l’accumulation, bref du fétichisme de l’objet d’art. Cela relève d’un engagement aussi bien politique qu’esthétique, car si la sphère de la marchandise s’entend comme une négation de la vie, alors la négation de la marchandise retrouve le sens même d’une résurgence de la vie – c’est-à-dire remet à l’endroit ce qui se trouvait inversé. L’action performative est donc une praxis hostile aux injonctions productivistes d’un marché visant l’accumulation du capital-art. Elle se comprend de ce fait comme une praxis cherchant à se désaliéner d’un art devenu prisonnier des formes totalitaires d’expression promues par le capitalisme achevé dont l’apparence relève du spectaculaire. La performance est donc, dans sa forme et dans son fond, négation du spectacle. Aussi, l’utilisation des images dans la performance n’a d’autre finalité que de renverser l’ordre dominant du spectaculaire pour y inscrire la vie dans ce qu’elle a de plus palpitant et d’effectivement présent .

  1Nous empruntons le terme hapax à Vladimir Jankélévitch pour signifier un événement qui ne se produit qu’une seule fois. « Toute vraie occasion est un hapax, c’est-à-dire qu’elle ne comporte ni précédent, ni réédition, ni avant-goût, ni arrière-goût ; elle ne s’annonce pas par des signes précurseurs et ne connaît pas de seconde fois. » Vladimir Jankélévitch, Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien, Editions du Seuil, Paris, 1957
  2« La commercialisation de la vie artistique a dégradé les œuvres d’art jusqu’à les ramener au rang de marchandises, les critiques sont descendus à celui d’agents publicitaires et les artistes souvent à celui de salariés. Le capitalisme a réussi à faire de la création artistique elle-même un « travail productif », un instrument qui produit de l’argent. (…) L’artiste devient donc un ouvrier productif, dans la mesure où son travail se trouve dès le début subordonné au capital et est accompli uniquement dans le but d’augmenter le capital. » Karel Teige, Le marché de l’art, Allia, 2000
  3« L’aliénation du spectateur au profit de l’objet contemplé (qui est le résultat de sa propre activité inconsciente) s’exprime ainsi : plus il contemple, moins il vit ; plus il accepte de se reconnaître dans les images dominantes du besoin, moins il comprend sa propre existence et son propre désir. L’extériorité du spectacle par rapport à l’homme agissant apparaît en ce que ses propres gestes ne sont plus à lui, mais à un autre qui les lui représente.

Concernant le deuxième point, on est en droit de s’attendre, de la part de l’artiste, à un usage du détournement comme mode opératoire d’expression. Car si, comme l’affirme Debord : « le détournement est le langage fluide de l’anti-idéologie », alors, nous trouverons, dans le type de dispositif, des éléments exploitant ce procédé . Il semble bien que cela soit le cas puisque dès l’entrée en matière de cette performance nous sommes subitement confrontés à une succession d’images dont le caractère détournées apparait évident . A l’instar du film de Debord, il convient de comprendre cette technique du détournement comme l’énoncé d’une vérité qui advient dans sa présence même et non comme une vérité des images utilisées : « Le détournement n’a fondé sa cause sur rien d’extérieur à sa propre vérité comme critique présente. » Autrement dit, ce qui compte au premier chef, ce n’est pas la pertinence des images elles-mêmes mais la perspective artistique de leur détournement. Bien entendu, les images projetées ne sont ni anodines ni indifférentes, pas plus que l’ordre de leur succession dans le déroulement de la performance ou la violence sporadique de leur contenu. Le seul fait d’utiliser plusieurs scènes d’émeutes réprimées par les forces de l’ordre s’étant déroulées sur les lieux mêmes (Göteborg) n’est certes pas sans signification. Pourtant, les images de la violence ne sont pas la violence réelle. Si l’on veut, ces images ne sont que la mise en œuvre édifiante de la violence spectaculaire qu’il s’agit au fond de critiquer. Car ce qui se passe, se passe toujours hic et nunc, ici et maintenant, alors que l’image, comme le notait déjà Platon n’est qu’une copie mensongère, une simple idole (eidwlon).

Afin de pouvoir se représenter un peu mieux le déroulement de cette performance, il convient d’éclaircir le dispositif performatif élaboré par l’artiste. Le public, plongé dans une pénombre faiblement éclairée par quelques sources lumineuses, fait face à un écran. A droite de celui-ci et à proximité du public, Edwige est assise à une table sur laquelle un ordinateur (source des images qui se déploient sur l’écran) est ouvert. Face à Edwige – c’est-à-dire à gauche de l’écran – se tient Peter Rosvik, debout, immobile pour l’instant, éclusant en silence des canettes de bière.
Après le générique de la Metro Goldwyn Mayer, la performance s’engage sur un cortège de clichés concernant l’Amérique. Ce défilé, d’abord lent, s’anime progressivement jusqu’à atteindre son paroxysme tant dans la multiplication affolante des objets produits en série que dans le vertige d’une architecture de la démesure. Le ton est donné, l’image dupliquée à l’infini, l’image manipulée nerveusement et à la hâte, l’image reproduite jusqu’à l’écœurement, soulignée par une musique ad hoc, nous donne le vertige. Cependant, alors que le flux d’images défile, le visage d’Edwige s’incruste ex abrupto sur l’écran. Ce visage qui, sous les effets d’un logiciel de morphing, se morcelle au point de provoquer une impression de dédoublement, n’est pas sans susciter une inquiétante étrangeté. Quid de cette représentation du visage de l’artiste ? Le fait qu’Edwige projette simultanément son image dédoublée sur l’écran, occasionne en réalité un trouble sur ce que nous sommes à même de devoir regarder. Que voyons-nous en définitive : elle, dans sa présence effective devant nous ? Ou bien : elle, en tant qu’image illusoire, déformée - mais par là même fascinante ? Cette mise en abyme de soi par le truchement de ce jeu spéculaire jette d’emblée un discrédit sur l’incroyable fascination que peuvent produire les images, qui, par delà leur dimension mensongère se révèlent ici fondamentalement équivoques et suspectes .
Ce dispositif va se poursuivre tout au long d'une action de maquillage. En effet, nous assistons à la transformation progressive d’Edwige en « reine de la nuit ». Utilisant sa webcam comme un miroir, elle va, avec tout le soin nécessaire, grimer son visage avec les artefacts inhérents aux danseuses de cabaret : faux-cils, fards, rouge à lèvres, eyeliner, etc. Durant tout ce temps, Peter continue à boire alors que les images se succèdent sur l’écran de façon ininterrompue. Cette modification graduelle du visage se prolonge par le troc des vêtements de ville pour un string noir accompagné d’un soutien-gorge assorti et de chaussures à talons hauts. Alors que la musique aux relents mystico-héroiques d’Enya s’impose, Edwige Mandrou s’empare d’un rasoir et se rase une partie du pubis devant sa webcam, engendrant un effet kaléidoscopique aussi saugrenu qu’énigmatique sur l’écran. Enfin, la métamorphose atteint son comble lorsque la performeuse se pare du harnachement - composé de plumes d’autruche - spécifique à ces danseuses et se met, avec frénésie, à se trémousser de façon mi-cathartique mi-hypnotique.
La singularité d’un tel événement a de quoi surprendre, mais, si on garde en mémoire le fil conducteur initié par le propos, il est possible d’y déceler la dichotomie dénoncée par  Guy Debord : Alors que le spectaculaire hégémonique et hypnotique défile, l’être aliéné qui y participe et le nourrit de sa substance, en est évincé. Pour lui, seule la réalité prosaïque fait loi, le réel avec son ordre, sa temporalité, sa misère et sa banalité. Ces filles, grimées de leurs apparats, vouées corps et âme à la société du spectacle, évoquent manifestement notre propre aliénation. A la solde d’un « tyran » que nous nourrissons et entretenons de notre labeur, nos « gesticulations » - aussi vaines que ridicules – figurent le pathétique de la situation. Certains « dansent » jusqu’à l’inconscience pour s’étourdir et ne pas sentir le poids de leurs propres chaînes. D’autres, à l’image de ce que figure Peter Rosvik – apathique, hagard, bazardant méthodiquement les canettes de bières après s’en être abreuvée, s’abrutissent d’images et d’alcool. « Le spectacle est le mauvais rêve de la société moderne enchaînée, qui n’exprime finalement que son désir de dormir. Le spectacle est le gardien de ce sommeil. » 
Désormais, nous pouvons entendre l’intitulé de la performance : la politique de l’autruche. Après s’être fougueusement déhanchée sur des rythmes endiablés composés sur la base de percussions, Edwige sort d’un sac des modèles réduits de voitures et d’hélicoptères policiers - jouets bruyants et virevoltants qu’elle remonte et dépose au sol. Dans un tintamarre assourdissant où retentissent les sirènes de police, aidée cette fois-ci de Peter, elle insère sa tête dans un seau qui sera entièrement rempli de sable. Seul un tuyau lui permet encore de respirer. Toujours affublée de ses plumes d’autruche, l’artiste, penchée en avant, jambes écartées et nous impose, du coup, la vue de son postérieur. Par cette posture, mimant au pied de la lettre l’attitude supposée des autruches qui, face à un danger, enfouiraient leur tête dans le sable, elle rappelle notre tendance à masquer notre regard pour tenter d’échapper vainement aux situations difficiles mais bien réelles. Belle métaphore de ce qui se passe effectivement dans le monde car si nous absorbons quantité pléthorique d’images, celles-ci font écran à l’existence réelle. Nous regardons, subjugués, et nous croyons voir. Or, ce que nous voyons n’est que l’ombre fantomatique de nos propres vies dépossédées de leur substance vitale .
Alors qu’elle a la tête dans le seau, Peter déambule au milieu du public en offrant, à qui le souhaite, des parts prédécoupées d’un large fromage sur lesquelles sont fichés de petits drapeaux nationaux. Les parts inégales furent au préalable établies en référence au rang de classement déterminé par le PIB de chacun des pays. De fait, pendant que l’assistance se partage symboliquement le monde, sous les rugissements irritants des sirènes policières, Edwige Mandrou ne voit rien et n’entend rien. Autiste à ce qui l’entoure, il faudra attendre qu’elle retire sa tête du sable pour, groggy, finir par énumérer les noms des pays les plus pauvres qui restent sur le plateau, avant de les jeter à la poubelle, tels des miettes.

Ainsi s’achève cette performance mémorable qui a, à proprement parler, abasourdi un public médusé et pratiquement k.o. - ou du moins, sonné - au point de ne plus savoir s’il fallait applaudir ou préserver le silence des sirènes.
Constituant la dernière performance de la soirée, elle fut en tout point édifiante de ce que peut être la pratique de l’art-performance entendu ici comme la négation active du spectaculaire par l’entremise d’une action modifiant authentiquement notre rapport à la réalité. Un tel événement n’a pas grand-chose à voir avec les formes classiques de dramatisation spectaculaire. Ce que nous vivons, à travers la performance, relève entièrement de l’expérience singulière de notre propre vie, dans une temporalité qui n’est pas de l’ordre de la captation ou du divertissement, mais bien de l’ordre du temps éprouvé, du temps vécu .  Si, comme le pense Debord, « le spectacle réunit le séparé, mais (qu'il) le réunit en tant que séparé » , l’action performative sépare le « réuni » (le collectif) pour produire du « séparé » (de l’individuel). Ce n’est pas en tant que public que nous sommes convoqués, mais en tant qu’individu existant par un autre individu lui-même existant et non pas, comme c’est le cas dans les spectacles, par un personnage quelconque ou le représentant abstrait de quoi que ce soit ou de qui que ce soit. Si « la foule c’est le mensonge  », alors, à l’instar de Diogène qui cherchait, muni d’une lanterne, un homme en plein jour, les performeurs nous interpellent invariablement en tant qu'homme et seulement en tant qu’homme. Cette lutte perpétuelle pour rester debout n’est pas neuve, mais il semble qu’aujourd’hui le monde de l’art-performance en soit le héraut salutaire. « Ce que le spectacle a pris à la réalité, il faut le lui reprendre. Les expropriateurs spectaculaires doivent être à leur tour expropriés. Le monde est déjà filmé. Il s’agit maintenant de le transformer.  »


Jean-Luc Lupieri, Janvier 2009

C’est pourquoi le spectateur ne se sent chez lui nulle part, car le spectacle est partout. » Guy debord, La société du spectacle.
4 Sur ce concept de détournement : « Le détournement ramène à la subversion les conclusions critiques passées qui ont été figées en vérités respectables, c’est-à-dire transformées en mensonges. Kierkegaard déjà en a fait délibérément usage, en lui adjoignant lui-même sa dénonciation : « Mais nonobstant les tours et détours, comme la confiture rejoint toujours le garde-manger, tu finis toujours par y glisser un petit mot qui n’est pas de toi et qui trouble par le souvenir qu’il réveille. » (Miettes philosophiques). C’est l’obligation de la distance envers ce qui a été falsifié en vérité officielle qui détermine cet emploi du détournement, avoué ainsi par Kierkegaard, dans le même livre : « Une seule remarque encore à propos de tes nombreuses allusions visant toutes au grief que je mêle à mes dires des propos empruntés. Je ne le nie pas ici et je ne cacherai pas non plus que c’était volontaire et que dans une nouvelle suite à cette brochure, si jamais je l’écris, j’ai l’intention de nommer l’objet de son vrai nom et de revêtir le problème d’un costume historique. » Guy Debord, La société du spectacle
5 Ces images en effet proviennent des sites Daily motion et You tube après que les mots « violence policière, edvige » furent introduits dans leur moteur de recherche. A cela s’ajoute des extraits des films : Soleil vert, La société du spectacle – des reportages : Le record du monde de cartes en équilibre, Démonstration GIPN, 24 h France - Le fichier edvige, Les violences à Göteborg durant le G8 (2001) – du Clip : Rex republica « edvige »
6 « Là où le monde réel se change en simples images, les simples images deviennent des êtres réels, et les motivations efficientes d’un comportement hypnotique. » Guy Debord, La société du spectacle
7 Guy Debord, La société du spectacle
8 « L’aliénation du spectateur au profit de l’objet contemplé (qui est le résultat de sa propre activité inconsciente) s’exprime ainsi : plus il contemple, moins il vit ; plus il accepte de se reconnaître dans les images dominantes du besoin, moins il comprend sa propre existence et son propre désir. L’extériorité du spectacle par rapport à l’homme agissant apparaît en ce que ses propres gestes ne sont plus à lui, mais à un autre qui les lui représente. C’est pourquoi le spectateur ne se sent chez lui nulle part, car le spectacle est partout. » Guy Debord, La société du spectacle
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9 « Les pseudo-événements qui se pressent dans la dramatisation spectaculaire n’ont pas été vécus par ceux qui en sont informés ; et de plus ils se perdent dans l’inflation de leur remplacement précipité, à chaque pulsion de la machinerie spectaculaire. D’autre part, ce qui a été réellement vécu est sans relation avec le temps irréversible officiel de la société, et en opposition directe au rythme pseudo-cyclique du sous-produit consommable de ce temps. Ce vécu individuel de la vie quotidienne séparée reste sans langage, sans concept, sans accès critique à son propre passé qui n’est consigné nulle part. Il ne se communique pas. Il est incompris et oublié au profit de la fausse mémoire spectaculaire du non-mémorable. »  Guy Debord, La société du spectacle
10 « Ce qui relie les spectateurs n’est qu’un rapport irréversible au centre même qui maintient leur isolement. » Guy Debord, La société du spectacle
11 Formule de Soeren Kierkegaard.
12 Guy Debord, La société du spectacle

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